Questions d’authenticité
Transcrire le Voyage d’hiver pour quatuor à cordes sur instruments anciens
Le xxe siècle nous a transmis l’exigence d’un respect scrupuleux du texte musical d’origine, respect qui s’est étendu aux moyens mêmes employés pour sa restitution comme l’utilisation d’instruments d’époque ou de copies de ceux-ci, la recherche de techniques de jeu authentiques, l’adoption d’un diapason plus bas, — en somme tout ce qui permet la reproduction au plus près des circonstances historiques contemporaines de la composition d’une œuvre. Historiquement toujours, néanmoins, la transcription a fait partie des moyens par lesquels la musique de Schubert s’est peu à peu diffusée à travers toute l’Europe à partir des années 1830. Outre les transcriptions pour piano seul (que Liszt ne fut pas le seul à entreprendre), les lieder en particulier ont fait l’objet d’adaptations les plus diverses — soit qu’en remplaçât la voix par un violoncelle, un violon, un cor, ou même un cornet à pistons, soit encore qu’on substituât la guitare au piano dans l’accompagnement. Il est un type de transcription qui joua toutefois un rôle singulier et auquel les plus grands noms, — de Berlioz à Britten en passant par Brahms et Reger, — s’essayèrent : c’est l’orchestration. Ainsi, c’est une version orchestrée de Die junge Nonne (D 828) qui, du jour au lendemain, en janvier 1835, avait rendu célèbre en France le nom de Schubert, faisant passer le lied de l’espace confiné du salon à celui, public, de la salle de concert.
Loin donc de constituer une atteinte à l’intégrité de l’œuvre, transcrire le Voyage d’hiver pour voix et quatuor à cordes s’inscrit au contraire dans cette tradition ; seuls un purisme excessif, une sacralisation exagérée de la partition, conduiraient à se récrier a priori face à une telle tentative. Sous son inauthenticité apparente, une telle démarche s’avère au contraire pleinement authentique. Pourtant, le rapprochement du quatuor à cordes et du lied n’est pas le plus aisé à réaliser. Le premier incarne en effet un genre noble, savant, à l’écriture élaborée, stylistiquement complexe, alors que le second, à l’opposé, même lorsqu’il devient forme élevée d’expression artistique, reste attaché à ses origines populaires et à une simplicité tant du chant que de l’accompagnement. Le quatuor n’est justement pas destiné à accompagner : lorsque, dans son Deuxième Quatuor, Schœnberg lui adjoint une voix de soprano, celle-ci s’ajoute à la polyphonie sans reléguer les instruments à cordes dans un statut subalterne. — Mais le piano de Schubert se contente-t-il, justement, d’accompagner ? Plus que dans d’autres lieder, son rôle est en réalité primordial ici, et il se crée une association étroite avec la voix, une chimie réciproque, qui sont propres au cycle. La possibilité de la transcription, comme son intérêt, résultent de cette interaction, et de la densité, la variété, l’originalité des figures ou des formules que Schubert place dans la partie de piano, qui s’organisent en une mosaïque complexe, établissant des liens parfois indéchiffrables entre les différents lieder.
De passer du piano aux cordes n’implique pas seulement un changement de timbre : si l’on perd en effet la qualité percussive du clavier, c’est au profit non seulement d’une capacité de soutenir la note, mais d’en faire varier la couleur — et aussi l’intensité — pendant sa durée, produisant un phrasé et un effet très différents. C’est donc à une expressivité transformée que conduit la transcription, ainsi encore qu’à une modification de la résonance de l’ensemble. Dans la présente interprétation par le quatuor Les Heures du jour, — spécialisé dans le répertoire classique et romantique joué sur instruments anciens, — la transition du piano vers les cordes est atténuée par le choix d’un jeu sans vibrato, également motivé pour des raisons historiques : à l’époque de Schubert, les instrumentistes utilisaient un jeu moins vibré qu’aujourd’hui. Il y a toutefois d’autres raisons à ce choix : le vibrato aurait été en complète contradiction avec le lied nº 24, « Der Leiermann », et la fruste rengaine interminablement ressassée par l’indigent joueur de vielle. On peut considérer de cette façon que le cycle entier porte la prémonition de cette ultime rencontre. Plus encore qu’une intention strictement imitative, on peut en discerner une autre, d’ordre poétique : un jeu brillant, chaleureux, se serait montré inadapté à l’atmosphère lourde et pessimiste du cycle, à la mort de la nature associée à la mort sociale du protagoniste et la défaite de toutes ses espérances. Les sonorités du quatuor, sombres et rougeoyantes, sont ici en adéquation particulière avec l’atmosphère d’abattement et de révolte du cycle.
À l’auditeur habitué à la richesse et à l’ampleur du timbre du piano moderne, le désir des interprètes de retour à un jeu plus authentique — plus « épuré » selon Gilone Gaubert, à qui l’on doit cette transcription — offre un sentiment de dépaysement, d’étrangeté doublée d’un éloignement temporel, qui convient particulièrement à l’imprécision de temps et de lieu du Voyage d’hiver et au caractère pérégrin de son protagoniste, qui n’est plus chez lui nulle part et se pense rejeté de partout. Dans le nº 11, « Frühlingstraum », le maintien du même mode de jeu permet de faire percevoir le souvenir du printemps depuis le point de vue de l’hiver et de la situation actuelle du protagoniste, plutôt que de celui de l’illusion du bonheur passé, marquant ainsi l’écart entre les deux situations. Ces effets sont encore accentués par les autres caractéristiques de l’enregistrement, dont l’emploi de cordes en boyau et d’un diapason « mozartien » de 430 Hz, — près d’un quart de ton sous le diapason courant actuel. Afin, comme il est d’usage, de s’adapter à la voix de baryton d’Alain Buet, l’ensemble du cycle a en outre été transposé d’un ton au grave, certains lieder subissant une transposition supplémentaire d’un demi-ton pour permettre un meilleur rendu du quatuor. Comme il est normal dans un tel cas, certaines figures propres au piano, et auxquelles les instruments à cordes n’auraient pas pu rendre justice, ont été adaptées pour mieux correspondre aux possibilités de ces instruments. Les solutions adoptées témoignent parfois d’un propos directement figuratif, comme les pizzicatos du nº 4, « Gefror’ne Tränen », illustrant la chute une à une des larmes qui se solidifient dans le froid.
C’est dans le soin de tels détails que réside l’art de la transcription, laquelle est aussi une forme de traduction. Celle-ci change nécessairement l’original, mais en révèle ce faisant d’autres aspects, met en lumière certaines correspondances inaperçues à l’intérieur de l’œuvre, recompose dans une certaine mesure les relations déjà existantes entre les éléments. Davantage qu’un simple changement d’éclairage, la transcription affecte notre expérience sensible de l’œuvre mais également le sens que nous lui prêtons, non pas en plaquant ce sens de l’extérieur, mais en le faisant ressortir de l’intérieur même de celle-là.
Schubert prit connaissance des poèmes du Voyage d’hiver de Wilhelm Müller (1794-1827) — dont il avait déjà mis en musique le cycle de La Belle Meunière — à la fin de 1826 ou au tout début de 1827, sans doute dans la bibliothèque de son ami Franz von Schober (1796-1882). Les douze premiers poèmes avaient été publiés en 1823 comme un cycle complet, et c’est cette édition que Schubert utilisa pour composer un premier cycle musical de douze lieder fermé sur lui-même, s’ouvrant et se terminant en ré mineur. Puis il découvrit que Müller avait publié douze nouveaux poèmes en 1824 (dont dix avaient en réalité paru ailleurs dès mars 1823), insérant certains des nouveaux poèmes parmi les anciens de manière à former un nouveau cycle continu de vingt-quatre : « Die Post » se trouve ainsi placé en sixième position, « Der greise Kopf » et « Die Krähe » en dixième et onzième position, « Das Irrlicht » étant repoussé en dix-huitième position, etc. Schubert composa une nouvelle série qu’il intitula « suite » (Fortsetzung), prenant les nouveaux poèmes dans l’ordre de leur insertion, mais conservant la série originelle telle quelle. La seule modification apportée par Schubert réside dans l’interversion de « Rast » et de « Die Nebensonnen ». Schubert travailla à ces nouveaux lieder pendant l’été 1827 et jusqu’au mois d’octobre. Contrairement à celui de Müller, le cycle de Schubert se divise donc en deux parties et fut publié en deux cahiers séparés par l’éditeur Tobias Haslinger, le premier en janvier 1828, le second de manière posthume, tout à la fin de l’année. On sait que Schubert, en novembre 1828, alors qu’il était déjà alité, corrigeait encore les épreuves de la deuxième partie.
La version publiée diffère du manuscrit par le changement de tonalité de plusieurs lieder ; le nº 12, « Einsamkeit » est notamment transposé en si mineur, évitant ainsi de refermer prématurément le cycle. Sans qu’on puisse savoir si ces modifications, toutes orientées vers le grave, ont été suggérées par Haslinger afin que la voix n’eût pas à atteindre des notes trop élevées, elles ont au moins été acceptées par Schubert en ce qui concerne la première partie du cycle. Aucune de ces transpositions ne porte atteinte à celui-ci, mais en modifie parfois la signification.
La première audition du Voyage d’hiver eut lieu chez Schober dans le courant de 1827, devant quelques uns des plus proches amis de Schubert. Ce dernier chanta lui-même d’une voix « pleine d’émotion » en s’accompagnant au piano ; on ignore si seule la première partie fut donnée, ou l’intégralité des vingt-quatre lieder. Les auditeurs, surpris par la tonalité sombre et lugubre du cycle, lui accordèrent un accueil tout d’abord réservé. Schubert réagit alors en disant : « J’aime ces chants plus que tous les autres, et vous ne tarderez pas à les aimer vous aussi. » La réaction initiale céda le pas à une compréhension plus profonde dans les mois qui suivirent, si bien que Josef von Spaun (1788-1865), lui aussi présent lors de cette audition, put écrire en 1829 que le Voyage d’hiver contenait les lieder « les plus émouvants » que Schubert eût composés.
L’histoire, on le sait, lui donna raison. Quant au sens du cycle, il appartient à chacun de s’en former l’idée qui lui convient. Derrière les thèmes de l’amour, de la solitude, de la mort ou de la folie, se trouvent aussi bien la possibilité d’une lecture politique que celle d’une interrogation de l’art sur lui-même et la place laissée à l’artiste dans le monde, constituant une critique du romantisme et un constat d’échec de celui-ci. La rencontre avec le joueur de vielle présente au protagoniste le miroir de sa propre déchéance et de la défaite de son idéal artistique : à ceux pour qui l’art représente la vie elle-même, le cycle met à nu la faillite de l’art à tenir lieu de réalité, équivalant à une forme de mort intérieure. Cependant, en tant que critique de l’art par l’art lui-même, le Voyage d’hiver reste bien une œuvre éminemment romantique.
© Xavier Hascher